Jusqu'à la Révolution

Paradoxalement, le siège de 1544 marque un apogée pour la ville de Saint-Dizier, qui n’aurait sans doute pas fait parler d’elle sans cet événement qui l’a placée sur le devant de la scène. Son rôle de place forte aux portes du royaume, son commerce et son industrie métallurgique en développement forment l’essentiel de son histoire jusqu'à la révolution de 1789 ; toutefois, la ville aura à subir une catastrophe majeure lorsqu’elle sera ravagée par les flammes en 1775.

Placée aux portes de la France, à la limite de la Lorraine, jusqu’en 1766, la ville doit assurer le logement des gens de guerre prenant leurs quartiers, ce qui ne va pas sans difficultés et heurts. D’autre part, sa situation privilégiée, sur la Marne et au croisement de deux routes royales, permettent à son commerce métallurgique et forestier de prospérer.

Une contrainte permanente : le logement des gens de guerre

Tout au long de l’ancien régime, Saint-Dizier se trouve dans la position d’une ville aux confins de la Champagne, et est donc impliquée au premier chef dans tous les conflits que connaît la France ; si un épisode de l’ampleur du siège de 1544 ne se reproduit pas, la ville souffre de manière endémique du logement des gens de guerre qu’elle doit assurer l’hiver, époque à laquelle on ne se bat pas.

Sur une population qui varie suivant les époques entre 4.000 et 5.000 habitants, il arrive que l’on doive accueillir 2.000 à 2.500 troupiers, ce qui représente une charge considérable, à tel point que l’on voit parfois des habitants de Saint-Dizier quitter la ville plutôt que d’accueillir les soldats.
En effet, outre le poids financier représenté par le logement et la nourriture des gens de guerre, les relations entre les deux populations sont loin d’être toujours cordiales, et un « Major de place » chargé de la police militaire et des relations avec les échevins est créé en 1641. Par ailleurs, cette charge est d’autant plus mal ressentie que certains habitants sont exemptés du logement des gens de guerre : ainsi, les échevins n’ont-ils pas cette obligation ; en 1673, une ordonnance limite le nombre des échevins ainsi que celui des exemptions de logement, en faisant valoir que l’intérêt des habitants est d’être le plus nombreux possibles à supporter les frais occasionnés par le cantonnement des troupes.

Cela n’empêche pas différents conflits de se produire : ainsi, en 1742, c’est un cavalier qui est accusé d’avoir quitté son logement en emportant des draps et douze francs dérobés à sa logeuse. Une autre fois, c’est un habitant de la Noue qui refuse le billet de logement d’un soldat, et l’insulte avant de le mettre dehors.

Enfin, il est financièrement très lourd pour la ville de pourvoir à l’entretien des troupes, même de passage : le règlement du 26 mars 1636 fait obligation « aux échevins et habitants de Saint-Dizier de fournir les vivres et le fourrage nécessaires aux régiments qui auront route au dit lieu... »

On comprend que, même concédées à titre d’avance, ces fournitures grèvent le budget de la ville, d’autant que le pouvoir central se montre rarement empressé de s’acquitter de ses dettes. De plus, il peut arriver, comme c’est le cas en mars 1630, que la ville doive avancer la solde des militaires présents. Les échevins réquisitionnent alors le fourrage dans les campagnes, et taxent les denrées alimentaires, ce qui provoque le mécontentement de ceux qui sont frappés par ces taxations, bouchers et boulangers au premier chef.

Le développement précoce de la métallurgie bragarde

Si l’abbé Didier, historien de Saint-Dizier à la fin du XIX° siècle, raconte que le voyageur qui entrait dans la ville vers 1850 la trouvait environnée de vignes, et si les vignerons représentaient 13% des habitants en 1848, il n’en reste pas moins que l’empreinte métallurgique s’est manifestée très tôt à Saint-Dizier. Ainsi, en 1836, la Haute-Marne est à la fois le premier producteur de fer en France, mais aussi le premier producteur de fonte.

Les traces les plus anciennes d’exploitation métallurgique à Saint-Dizier remontent loin dans le temps, puisqu’on a trouvé sur le site dit des Crassées des scories remontant au premier siècle après Jésus-Christ. En 1992, ce sont une dizaine de bas-fourneaux médiévaux qui sont mis au jour dans la zone du Chêne Saint-Amand, témoignant d’une tradition métallurgique très ancienne. La proximité de la Marne fournit l’énergie hydraulique permettant d’avoir de véritables moulins à fer. Les hauts-fourneaux, originaires de l’Allemagne, font leur apparition au XIII° siècle.

La plus ancienne forge connue serait celle de Gillet et Bonnemire, construite en 1450 avec l’autorisation de Jean de Vergy, au confluent de la Marne et de l’Ornel. Elle fonctionne jusqu’en 1680. Au même endroit, on construit « la Foudroyante » qui s’emploie à fabriquer des boulets de canon entre 1793 et 1798.

Les deux forges les plus fameuses de la ville, celle du Clos-Mortier et celle de Marnaval, ont été créées sensiblement à la même époque. En 1575, Henri III octroie par lettres patentes l’autorisation à Jean Buat d’édifier la forge du Clos-Mortier. Henri IV, lors de sa visite à Saint-Dizier en 1603, permet la construction de la forge de Marnaval par Jean Baudesson, échevin de Saint-Dizier. Le monde des maîtres de forge est en effet très lié à celui des notables de la ville, ainsi qu’en témoigne l’exemple postérieur d’un Jules Rozet ou d’un Emile Giros.

Cependant, l’installation de ces deux forges ne va pas sans soulever de protestations de la part des habitants, qui craignent que leur activité, grande consommatrice de charbon de bois, n’influe sur le prix de celui-ci. Mais les Buat comme les Baudesson obtiennent les autorisations royales nécessaires à leur activité. Le problème n’en reste pas moins endémique, et on le voit resurgir régulièrement, d’autant que le bois de chauffage est réclamé en quantités de plus en plus importantes par Paris, mais aussi Châlons ou Reims. Ainsi, en 1731, Marnaval doit détruire une partie de ses installations pour réduire sa consommation de bois sur ordre des Eaux et Forêts. On tentera d’utiliser du charbon de terre, mais les essais ne seront guère concluants.

La Marne, navigable à partir de Saint-Dizier, permet le transport des produits métallurgiques, en majeure partie destinés au marché parisien. Les mariniers de la Noue transportent ainsi la production sur les fameux « marnois », bateaux à fond plat qui transportent également le bois destiné à Paris, et la portent jusqu’au port de Grève, où elle est déchargée. Les forges bragardes fournissent également les petits ateliers locaux (ferrants, cloutiers).

La vie quotidienne à Saint-Dizier

Pour autant, Saint-Dizier n’est pas une ville riche : les contraintes du logement des gens de guerre grèvent lourdement son budget, et il semble à lire certains témoignages que la ville ne se soit pas signalée par sa prospérité générale. Ainsi, à plusieurs reprises, la ville doit faire acheter des blés à l’extérieur de la commune pour assurer la subsistance des habitants ; Saint-Dizier, en effet, possède surtout des bois, et manque de terres céréalières, à une époque où le blé constitue l’aliment de base. D’autre part, à la fin du XVII° siècle et au début du XVIII° siècle, la France connaît une période de glaciation. Ainsi, au cours du « grand hiver » de 1709-1710, on raconte qu’à la table du roi même, le vin gelait entre les cuisines et la salle à manger.

En mars 1574, la situation tendue par les protestations des habitants contraint les échevins à obliger les boulangers à cuire à prix réduit. En 1774, l’administration dote la ville d’une somme destinée à faire travailler les pauvres pour leur assurer un revenu minimum.

Une visite épiscopale de 1736 décrit les conditions de vie dans la paroisse de Gigny : « ... les vices dominants de la paroisse (de Gigny) sont l’ivrognerie et l’impureté, surtout parmi les enfants. Pour ces derniers, un abus bien dangereux et bien funeste qui s’est introduit dans la paroisse est que les pères et mères couchent leurs enfants avec eux avant quinze mois, qu’ils les y couchent dans un âge avancé et qu’ils couchent ensemble els garçons et les filles en tout âge. Le remède qu’il y aurait à un si grand mal est de procurer des lits à ceux qui n’en ont pas les moyens pour coucher leurs enfants séparément... »

La promiscuité favorise aussi les épidémies, auxquelles la ville est d’autant plus vulnérable qu’elle est le lieu de passage de bien des troupes. De nombreuses alertes à la peste sont signalées, et ce jusqu'à une époque relativement tardive (1668).

Au XVIII° siècle, la préoccupation de l’hygiène publique amène à prendre des mesures qui limitent les risques d’épidémies, comme l’institution d’un ramassage des ordures bi-hebdomadaire par un arrêt du Parlement de 1787.
L’entrepreneur de ce qu’on appelle alors les « boues » reste en effet jusqu'à six semaines sans passer les ramasser. Certaines professions comme les bouchers, font l’objet de mesures extrêmement strictes, puisqu’ils sont censés transporter hors de la ville les déchets produits par leurs activités (entrailles, carcasses). En la matière, un net progrès a été réalisé puisqu’un précédent règlement, édicté à l’occasion de l’alerte à la peste de 1668, leur faisait obligation de porter les déchets « dans le courant de la rivière », et non sur la chaussée...

Il est vrai que les conditions de circulation ne sont pas facilitées par l’étroitesse des rues et leur encombrement, ce qui favorise aussi les incendies, et explique l’ampleur de celui de 1775, qui détruit presque tout le centre de la ville.

Le château en 1681

« La ville de Saint-Dizier est située dans une campagne unie, sur le côté droit de la rivière de Marne qui coule assez près de ses murailles du côté qui regarde le midi.
Ses environs sont assez agréables, mais variés de vignes, champs et beaucoup de bois, ce qui fait qu’on y voit aussi plusieurs belles forges de fer.
La place a deux gros fauxbourgs [sic] dont le moindre, qui est celui de Gény [resic], a autant d’habitants que la ville et l’autre, qui est celui de La Noue, en a du moins le double.
Il y a un vieux château défendu par des tours ; il est détaché de la place par un bon fossé plein d’eau, de laquelle il est isolé.
La petite rivière d’Ornelle qui vient de deux lieues de là, du côté du nord-est, mène ses eaux dans les fossés de la ville et du château ; et, étant retenue par un grand bâtardeau, fait tourner un moulin à eau dans l’enceinte de la place.

Etat présent de la ville et du château

Premièrement pour le corps du château, on lui trouve un air si désert et ses bâtiments si vieux et si délabrés, qu’il n’y paraît quasy que des ruines et des ronces ; son fossé est fort proprement revêtu du côté de la place, qui est ce que le château a de plus considérable.
La ville fut autrefois bâtie avec des tours et ensuite bastionnée. Le roi François Ier fit revêtir le bastion de la Bretèche et celui de la porte de Gény, et le roi Henri II le bastion carré et celui de la Victoire, comme il paraît par les devises et les chiffres du nom de ces deux princes.
L’on trouve à ces ouvrages le même défaut que l’on voit à la plupart de ceux qui ont été bâtis de ce temps-là, comme à n’être pas fondés assez et de n’avoir ni épaisseur ni hauteur, de sorte que quoique ces murs ne soient pas à demi chargés, ils penchent et se ruinent d’eux-mêmes en divers endroits, et le pied du mur coule dans le fossé en divers autres.

Pour fortifier ce poste.

On ne peut nier que cette situation ne soit une des meilleures que l’on peut choisir pour fortifier avantageusement ; et, en tel cas, comptant pour rien les revêtements qui y sont présentement, tant à la ville qu’au château, on pourrait environner cet espace de six bastions royaux, qui auraient d’un côté la rivière de la Marne dans leurs détours et de l’autre la petite rivière d’Ornelle qu’on ne peut détourner ; des eaux de laquelle on ferait un aménagement admirable et par lequel ses fossés seraient à sec ou pleins d’eau quand on voudrait, et même inonderait le terrain du côté de la chapelle Saint-Tibaud, comme il arriva lorsque l’empereur Charles-Quint attaquait cette place de sorte qu’il fut obligé de s’y prendre du côté de l’occident où est présentement le bastion de la Victoire, lequel n’était pas encore revêtu.
Le logement du Roy au château, étant dans un pitoyable état, aurait besoin de plusieurs grosses réparations.
On ne peut se dispenser de rétablir le bâtardeau en glacis, qui soutient les eaux de l’Ornelle qui font tourner le moulin lequel appartient à Sa Majesté et dont le gouverneur jouit. Ce bâtardeau n’était pas assez bien entendu pour être de durée. Il sert pourtant encore à force de rapetasseries, mais il faudra venir à son rétablissement, lequel coûtera environ mille livres.
Fait à Saint-Dizier au commencement du mois de septembre 1681.

Signé DUPUY-LESPINASSE »

Le grand incendie de 1775

L’incendie qui détruit la majeure partie de la ville en 1775 est, avec le siège de 1544, l’événement le plus connu de l’histoire de la ville, ne serait-ce que parce qu’elle lui doit encore l’essentiel de sa physionomie actuelle, les vestiges du Saint-Dizier antérieur se réduisant à quelques bâtiments.

En 1775, la ville a déjà connu le feu a plusieurs reprises : un incendie a déjà détruit son hôtel de ville en 1743, et le dernier sinistre remonte à 1753, soit à peine vingt ans. Il faut dire que Saint-Dizier, à l’instar de la plupart des villes d’alors, est composée de ruelles étroites et tortueuses, bordées de maisons à pans de bois : elle forme donc une proie facile pour les flammes qui la ravagent dans la nuit du 19 au 20 août 1775, ne laissant quasiment aucune partie de la ville indemne, à l’exception notable de l’actuelle place Emile Mauguet, où la maison Parcolet constitue un témoignage de ce que pouvait être la physionomie des maisons de la ville avant le sinistre.

Il semblerait que le feu ait pris en face de l’église, chez un boulanger nommé Lepot, et se soit en suite propagé à la faveur du désarroi des habitants, surpris au beau milieu de la nuit. Une tradition locale voudrait que le boulanger ait surpris sa fille rentrant tard dans la nuit, et et l’ait frappée. Celle-ci aurait alors lâché la bougie qu’elle tenait à la main, provoquant ainsi le départ du feu.

L’incendie s’étend extrêmement rapidement, et ravage presque tout le centre-ville, malgré l’arrivée en hâte de pompes à incendie venues de Wassy, de Vitry-le-François ou de Bar-le-Duc. Il faut plusieurs jours pour venir à bout du brasier, qui a atteint une telle intensité que les cinq cloches de l’église ont littéralement fondu, ainsi que les timbres du carillon. La tour qui abritait l’ensemble, et qui remontait à 1202 et aux seigneurs de Dampierre, a été épargnée.

La panique créée par la soudaineté et l’ampleur du sinistre a été renforcée par le fait que les fortifications qui ceinturent la ville ne facilitent pas l’entrée et la sortie des secours et des habitants. Grignon, célèbre maître de forges, témoigne de l’ampleur de la catastrophe : « ...Le feu, les flammes, les masses de fumée qui s’élevaient par torrents impétueux... le fracas, le tumulte, les cris des malheureux étaient si épouvantables et si horribles que des femmes sont accouchées de frayeur... »

Si les morts sont peu nombreux au regard de l’intensité de l’incendie (deux femmes et un enfant), on compte en revanche plus de 500 personnes privées de logement, 85 maisons détruites. Le palais, la prison, et la halle sont également détruits. Les dégâts sont évalués à 1.127.000 livres pour les maisons, et 300.000 livres pour le mobilier et les marchandises.

Fait notable, le gouverneur de la ville, Castéja, refuse aux sinistrés l’accueil des écuries, pourtant vides d’occupants. Plus étonnant, il semble qu’une partie des habitants de la Noue ait refusé de porter secours aux bragards.
Après le drame, diverses parties envoient de l’argent à la ville ; l’intendant donne 6.000 livres, le duc d’Orléans, dont la famille possédait Saint-Dizier 3.000, les fermiers généraux 6.000 livres, le roi Louis XVI, qui venait tout juste de monter sur le trône, 30.000 livres.

La reconstruction de Saint-Dizier est confiée à l’archistecte Colluel, qui lui donne l’allure qu’on lui voit aujourd’hui, l’organisant autour de deux grands axes (actuelles rues du docteur Mougeot et Gambetta), selon un plan quadrillé ménageant de larges espaces pour éviter le renouvellement d’une catastrophe qui a été favorisée par l’étroitesse des rues.